Le mois dernier, je rédigeais un article sur la sortie tumultueuse d’Evolve. L’origine de la polémique venait des nombreuses versions proposées et surtout de la variation de leurs prix :

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Les joueurs ont mal réagi face à une telle disparité. Ils se sont vengés en publiant des avis assassins partout sur le net et la polémique pourrait repartir si l’éditeur décidait prochainement de lancer une opération promotionnelle permettant d’acquérir le jeu à -50%.

Il existe pourtant une excellente raison à cette disparité de prix. Pour la saisir, il faut se glisser dans la peau d’un économiste. Ne vous inquiétez pas, ce n’est ni ennuyeux, ni compliqué. Quand vous aurez lu cet article, vous comprendrez pourquoi les prix des jeux varient autant, quel profit en tire le vendeur, mais aussi pourquoi il est compliqué de ne pas faire enrager les acheteurs alors qu’ils bénéficient également de ces variations.

Mais avant d’étudier comment les vendeurs fixent leurs prix, nous devons examiner la façon dont les joueurs estiment la valeur d’un jeu : [–SUITE–]

Méthode 1 : la valeur du jeu doit refléter la somme de travail nécessaire pour le réaliser

Beaucoup de joueurs estiment que le coût du jeu doit refléter la somme de son contenu. Selon eux, un petit jeu indépendant avec des graphismes rudimentaires et une musique 8bit devrait être vendu moins cher qu’un AAA contenant des graphismes HD avec une bande son signée par un grand compositeur.

Ces personnes estiment le prix d’un jeu comme d’autres estiment celui d’une voiture : si une Ferrari contient un moteur puissant, une carrosserie en aluminium dessinée par un grand designer et un intérieur en bois précieux, ils considèrent normal qu’elle soit hors de prix, même s’ils détestent les voitures et préfèrent rouler en vélo.

Ce raisonnement est évidemment absurde dans le cas des jeux vidéo, car si un titre est ennuyeux, personne ne l’achètera à un prix élevé. Le développeur devra le vendre au rabais pour espérer refourguer quelques exemplaires aux curieux désireux d’admirer les jolis graphismes HD de ce AAA raté. Pour déterminer la valeur d’un jeu, il est donc nécessaire de prendre en compte le plaisir qu’il nous procure.

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Méthode 2 : seul le rapport prix/plaisir importe

« J’ai peut-être dépensé 100€ en achetant ce AAA et tous ses DLC, mais je m’y suis amusé 200h. Je pense que c’est un prix juste : 50 centimes de l’heure. »

« Ah non, je trouve ça hors de prix. Mon jeu multi préféré ne m’a coûté que 50€ et j’y ai déjà passé 1000h : 5 centimes de l’heure. Dix fois moins cher que ton AAA et ses DLC ! »

Si vous fréquentez les forums de jeux vidéo, vous avez sans doute l’habitude de lire des discussions similaires. Elles semblent pleines de bon sens, mais alors comment expliquer que ces mêmes joueurs puissent enrager lorsque Gamekult attribue 5/10 à Portal sous prétexte qu’il coûte 15€ pour deux heures de jeu ? Doit-on également prendre en compte l’intensité du plaisir qui nous est procuré ? A moins que ce soit l’originalité de l’expérience, sa rareté ? On a coutume de dire que ce qui est rare est cher. Serait-ce pour cette raison qu’on considère que 2h de Portal valent plus que 50h passées sur la dernière itération de Call of Duty ?

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La valeur d’un jeu dépend du joueur

Lorsque nous essayons d’estimer la valeur d’un titre, ce sont tous ces paramètres que nous prenons en compte :

  • La durée de vie du jeu
  • L’intensité du plaisir qu’il nous procure, valeur ô combien subjective
  • La rareté de l’expérience
  • Le travail nécessaire pour le réaliser

Or, comme chaque joueur pondère ces différents points selon ses goûts, il est impossible de se mettre d’accord sur la valeur de tel ou tel jeu. Cette dernière est propre à chacun de nous. Si cette conclusion peut vous sembler triviale, ses implications sont cruciales dans la façon dont l’éditeur va fixer ses prix.

Tout commence par un business plan

Pour des raisons de simplicité, prenons comme exemple un titre vendu uniquement en version dématérialisée. Le raisonnement serait identique avec un jeu vendu en magasin, mais les coûts de production et de distribution compliqueraient le calcul.

Dans notre exemple, un développeur indépendant souhaite démarrer un nouveau projet. Comme il a encore un peu les pieds sur terre, il commence par estimer sa rentabilité. C’est l’objectif du business plan. Dans sa forme la plus simple, il pourrait ressembler à ceci :

  • Notre jeu va nous coûter 200K€ en main d’œuvre, licences et frais divers
  • C’est un jeu de niche qui peut potentiellement intéresser 4 000 000 de joueurs
  • Notre objectif est d’en capter 0,5%, ce qui représente 20 000 ventes
  • Avec 20 000 jeux à 30€, nous encaissons 600 000€.
  • Une fois retranchée la part des éditeurs (50%), il nous reste 300 000€, soit un bénéfice de 100 000€

Mais en y réfléchissant un peu, le développeur réalise que son raisonnement est idiot, car le nombre de ventes varie en fonction du prix. Fort de cette découverte, il complète son business plan ainsi :

  • En baissant le prix à 20€, nous pourrions doubler nos ventes
  • Avec 40 000 jeux à 20€, nous encaissons 800 000€
  • Moins les 50% pour l’éditeur, il nous reste 400 000€ et nous faisons ainsi un bénéfice de 200 000€

Bien sûr, la vente d’exemplaires supplémentaires augmenterait les coûts du support, mais ils seraient négligeables en comparaison du bénéfice. Si certains développeurs acceptent de vendre leurs jeux en bundle à moins de 5€, c’est justement parce que ces coûts sont marginaux.

Mais revenons à nos moutons. En baissant le prix de vente d’un tiers, le développeur a doublé ses bénéfices. Que ce soit l’acheteur ou le vendeur, tout le monde y gagne. Imaginez à présent que notre apprenti business man rajoute ces quelques lignes :

  • En vendant notre jeu 10€, nous capterions 20% de nos clients potentiels, soit 800 000 ventes
  • Ça nous ferait un profit 3 800 000€, soit un bénéfice de 1900%

En lisant ce dernier chiffre, vous pourriez être tenté de crier au vol. Faites le calcul : en vendant 800 000 exemplaires d’un jeu qui n’a coûté que 200 000€ à créer, le coût unitaire du titre est de seulement 50 centimes. En le vendant 10€, le coefficient entre le coût de production et le prix de vente est de 20. Du vol, vous dis-je !

Ce qui est paradoxal, c’est que vous seriez sans doute moins scandalisé si le jeu avait coûté trois fois plus cher. En effet, dans ce cas vous payeriez 30€ pour un jeu dont le coût unitaire se monterait à 20€, soit un coefficient de 1,5. Vu sous cet angle, ça semble plus honnête, mais tout le monde y perd.

Enfin, pour terminer sa réflexion, le développeur rédige ces quelques lignes :

  • En baissant le prix à 5€, nous capterions 30% de nos clients potentiels, soit 1 200 000 ventes
  • Ça ne nous rapporterait « que » 2 800 000€ ce qui est beaucoup moins rentable
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A présent que vous avez saisi comment cet équilibre fonctionne, vous êtes peut-être moins scandalisé à l’idée qu’un développeur puisse se faire une marge colossale. Mais tout ceci n’explique pas pourquoi Evolve est vendu entre 34,90€ et 89,90€. Ni comment vous en bénéficiez. Et encore moins pourquoi il serait difficile d’apaiser votre colère en vous expliquant en quoi ça vous est avantageux.

Le juste prix

Comme nous l’avons vu au début de cet article, chaque joueur estime la valeur d’un jeu à un prix différent. Certains débourseront 50€ pour obtenir le titre dès sa sortie, tandis que d’autres attendrons une promo à -80% pour le payer 10€. Les premiers pensent qu’ils font une bonne affaire en payant 50€. Les seconds jugent qu’ils en ont eu pour leur argent en dépensant 10€. Ce qu’il est important de noter, c’est qu’au moment de l’achat, chacun estime avoir fait le bon choix. Sans quoi, les joueurs auraient gardé leur argent pour se payer autre chose. Après tout, rien ne les force à acheter ce jeu.

Imaginons à présent cinq joueurs souhaitant acquérir un jeu AAA. Le premier est un fan hardcore qui est prêt à débourser 90€. Le second est un peu plus raisonnable et il ne veut pas dépasser 60€. Le troisième joueur hésite entre deux titres. Si celui-ci coûte 50€, il le prend, sinon il préférera dépenser ses sous dans le jeu du concurrent. Le quatrième est fan, mais pauvre : il ne peut simplement pas se permettre de dépenser plus de 10€. Enfin, le dernier n’est pas du tout intéressé, mais il serait prêt à lâcher 1€ juste pour avoir un titre de plus dans sa collection, et tant pis s’il ne le lance jamais.

  • Si le développeur fixe le prix du jeu à 90€, il en vendra un seul exemplaire.
  • En descendant à 60€, il en vendra deux, pour un montant total de 120€.
  • A 50€, il écoulera trois exemplaires qui lui rapporteront 150€.
  • A 10€, il en vendra quatre et encaissera 40€.
  • A 1€, il ne récoltera que 5€ en cinq ventes.

De ces cinq options, celle où le jeu est vendu 50€ est la meilleure puisqu’elle rapporte le montant maximum de 150€. Mais le vendeur préférerait vendre un jeu à 90€, un à 60€, un à 50€, un à 10€ et un dernier à 1€ pour un total de 211€. Cette situation serait optimale pour lui, mais également pour les joueurs puisque chacun aurait payé la valeur à partir de laquelle ils estiment avoir fait une bonne affaire.

Quel prix êtes-vous prêt à payer ?

Le problème, c’est que le développeur ne peut pas demander aux joueurs à combien ils estiment le prix du jeu. À vrai dire, il peut le faire, mais il n’obtiendra sans doute pas une réponse honnête. Lorsque Humble Bundle permet de payer ce qu’on veut, aucun acheteur ne va se demander « à partir de quel montant j’estime faire une bonne affaire », puis débourser exactement cette somme.

Le développeur doit donc ruser pour que l’acheteur dévoile lui-même le prix auquel il estime le jeu. Il sait que le fan hardcore est prêt à payer beaucoup plus et il va donc concevoir une édition Ultra Collector bourrée des gadgets les plus inutiles possibles. Pourquoi inutiles ? Parce que si l’édition Ultra Collector contient des éléments que les joueurs lambda considèrent importants, ils estimeraient alors qu’il s’agit de la « version complète » du jeu. Et comme ils ne sont pas fan au point de dépenser 90€, ils préféreront ne rien dépenser du tout plutôt que d’avoir un produit incomplet. Alors que si les avantages de l’édition Ultra Collector se résument à une figurine, un t-shirt ou un artbook, seuls les fans hardcores seront intéressés et les autres ne se sentiront pas lésés.

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La cible suivante, ce sont les deux joueurs prêts à payer entre 50€ et 60€. Comme la concurrence est rude, le vendeur est obligé de proposer une version standard à 50€ sans quoi il perd le joueur qui hésite entre son titre et celui du rival. Il va donc concevoir une version Deluxe qui propose un élément suffisamment tentant pour convaincre la majorité des acheteurs potentiels de sortir 10€ de plus, mais pas indispensable sans quoi les clients hésitant préféreront se tourner vers la concurrence plutôt que d’acquérir un titre incomplet. Un bon candidat serait une mission optionnelle pour un jeu solo, ou des skins pour un titre multi. Toute la difficulté consiste à convaincre l’acheteur que le bonus est à la fois superflu, mais attrayant.

Les bonus que vous achetez n’ont aucun rapport avec la somme que vous dépensez

À ce stade de la réflexion, il faut bien comprendre qu’en payant une version Ultra Collector à 90€ ou une édition Deluxe à 60€, vous ne payez pas pour le contenu supplémentaire. Tout ce que vous faites, c’est indiquer au développeur que vous êtes d’accord pour payer plus que 50€. Si vous n’êtes pas convaincu, demandez-vous quel est le coût réel du contenu additionnel : un t-shirt ou un artbook ne coûtent certainement pas 40€. Quant au contenu dématérialisé, qu’il soit inclus ou non, ça n’augmente pas les coûts de distribution. D’ailleurs, les fichiers qui constituent ces contenus supplémentaires sont souvent inclus dans les versions standards, mais ils sont rendus inaccessibles par les développeurs. Ce procédé n’est pas réservé au domaine du logiciel : il existe des imprimantes vendues en deux versions, une pour les professionnels et l’autre pour le grand public. Cette dernière est souvent la réplique exacte de la version professionnelle, mais « sabotée » de façon à désactiver certaines fonctionnalités. Il est même parfois possible de débrider du matériel high-tech en modifiant le firmware. Mais je digresse…

Ce qu’il faut retenir, c’est que le vendeur ne réfléchit pas en terme de coût, mais en terme de manque à gagner. La nuance est de taille. S’il n’inclut pas tous les contenus additionnels dans la version standard, ce n’est pas parce que ça lui coûterait plus cher et que ça diminuerait sa marge. C’est parce qu’il pourrait gagner plus en vendant une édition collector à des clients prêts à payer 60€ ou 90€. La raison d’être de ces versions plus chères, c’est de donner une occasion à l’acheteur de dépenser plus.

Comment capter les pauvres et les radins

Revenons-en à nos moutons. Ou plutôt, à nos cinq joueurs. Une fois que la version standard à 50€ est définie, il devient très compliqué de concevoir des versions moins chères, car personne ne souhaite acquérir un jeu incomplet. Mais il reste encore des solutions. Ceux qui ont choisi la version à 50€ font attention au choix de leurs jeux, mais ils ne prêtent guère d’importance au prix sans quoi ils auraient cherché un moyen de le payer moins cher. Pour eux, le développeur va mettre en vente son titre sur des plateformes de distribution alternatives. Ainsi, pour un jeu Steamwork, vous trouverez une clé à 45€ chez Amazon.fr au lieu de 50€ sur Steam. Les joueurs qui ne font pas trop attention aux prix passeront à côté, ceux qui cherchent un peu tomberont dessus. On peut même se demander si certains éditeurs ne profitent pas (consciements ou non) de la possibilité d’acheter leurs titres sur des sites étrangers comme Nuuvem, au Brésil, où vous pouvez récupérer un jeu beaucoup moins cher si vous prenez la peine de déchiffrer le portugais.

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Enfin, pour les sans-le-sou, le développeur commencera à baisser le prix dès qu’il estimera que quasiment tous ceux prêts à payer pour le prix fort sont déjà passés à la caisse. La décision est loin d’être évidente, car si le développeur baisse le prix trop vite, il risque de s’attirer les foudres des premiers acheteurs tout en passant à côté des joueurs qui auraient encore pu être tentés pour payer le prix fort. A contrario, s’il attend trop, le jeu va se démoder et ceux qui étaient prêts à profiter d’une promo à -50% ne seront plus intéressés.

Quand le prix et la valeur se rencontrent

Le vendeur possède trois façons de proposer son jeu à des prix différents :

  1. Créer des versions plus chères avec des bonus, pour encaisser l’argent des fans.
  2. Sortir son jeu sur des plateformes de vente alternatives, pour le vendre à ceux qui ne souhaitent pas payer le prix fort.
  3. Faire baisser le prix au fil du temps, pour récupérer les joueurs qui n’étaient pas si intéressés que ça. Jusqu’au point de le vendre 1€ à des gens qui ne le lanceront sans doute jamais.
Qu’en est-il du piratage ?
Quand on sait que le prix de vente doit être fixé selon ce que les joueur sont prêts à payer, il est plus aisé de trouver des idées pour contrer le piratage : il suffit de rendre plus attrayant un jeu légal à 50€ qu’un jeu piraté gratuit. Pour ce faire, soit vous augmentez la valeur du jeu légal en lui rajoutant des services : support du multi, intégration à Steam, mises à jour régulières. Soit vous baissez la valeur du jeu piraté en mettant des bâtons dans les roues des fraudeurs. Si vous êtes complètement idiot, vous pouvez aussi réduire la valeur du jeu légal en lui greffant des DRM contraignants dont les pirates ne souffriront pas, mais ne venez pas vous plaindre ensuite si votre jeu s’est fait massivement pirater.

Toutes ces possibilités visent un seul et même objectif : proposer le jeu à un prix qui correspond au plus près à la valeur estimée par chaque joueur pris individuellement. Ainsi, tous les joueurs ont la possibilité d’acquérir le jeu au prix qu’ils jugent juste, que ce soit 1€ ou 90€. Et de son côté, le développeur touche tous les acheteurs potentiels sans exception, en récupérant à chaque fois le prix maximal qu’ils sont prêts à payer.

Le prix n’a donc rien à voir avec le coût du jeu, ce qui explique aussi pourquoi un titre vendu en version dématérialisée n’a aucune raison d’être moins cher que lorsqu’il est distribué en magasin. C’est même l’inverse : à présent que les joueurs estiment plus pratique d’acheter sur Steam, il est logique que le jeu y soit vendu plus cher. Si c’est plus pratique, il a plus de valeur, et comme le prix est fixé en fonction de la valeur que vous donnez au produit, il sera plus cher en version dématérialisée.

Cessez donc de croire les éditeurs qui prétendent que les prix sont déterminés par l’augmentation des coûts de développement, le prix de la distribution ou que sais-je encore. C’est faux. Un jeu qui coûte cinq millions de dollars sera vendu aussi cher qu’un titre AAA coûtant 100 millions de dollars ou qu’un autre coûtant cinq cent millions. Et sa version dématérialisée vendue sur le site de l’éditeur sera sans doute aussi chère, voire plus, que le même jeu vendu dans un magasin au fin fond de la France.

La seule chose qui détermine le prix d’un jeu, c’est ce que les clients sont prêts à payer.

Si cet article vous laisse sceptique ou vous énerve, c’est normal. Les économistes ne s’encombrent pas de valeurs morales ou d’idéaux et ils cherchent encore moins à plaire. Ils se contentent d’analyser le fonctionnement du marché en se fondant sur leurs observations. Vous pouvez toujours arguer qu’un jeu est trop cher pour ce qu’il contient, que la marge du développeur est trop élevée, que son prix devrait descendre s’il est vendu en version dématérialisée, mais l’économiste ne vous écoutera pas. Il se contentera de regarder quel est votre choix, et si malgré vos protestations vous achetez tout de même le jeu, il en déduira que son prix était sans doute trop bas.

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