Annoncé en mars dernier, WRATH: Aeon of Ruin est un projet un peu particulier pour 3D Realms, son éditeur. Ne se contentant pas de simplement surfer sur la vague du rétro-FPS, WRATH est développé par une équipe constituée pour l’occasion et regroupant des vétérans du mapping. Et plus particulièrement ceux ayant faits leurs mains sur le moteur de Quake 1 (1996). NoFrag, qui a toujours les mains dans les bonnes affaires, a saisi l’opportunité d’interviewer l’un des level designers du jeu : skacky.
NoFrag : Bonjour skacky, est-ce que tu pourrais commencer par te présenter et donner rapidement ton background dans les jeux vidéo ?
skacky : Je m’appelle Romain Barrilliot et je suis connu sous le pseudo « skacky » depuis près de 15 ans. J’ai commencé le level design très jeune en faisant des maps sur Warcraft 2 et j’ai ensuite découvert la 3D par le biais de mon père, avec Unreal Tournament et Half-Life. J’ai passé le plus clair de mon temps à faire des maps pour divers mods pour Half-Life (Counter-Strike, Natural Selection, Sven Co-op, etc) pendant mon adolescence, puis j’ai embrayé sur Half-Life 2, Team Fortress 2, etc. J’ai été repéré par Streum On Studio vers 2009 et j’ai travaillé sur E.Y.E.: Divine Cybermancy pendant quelques années. Je me suis ensuite penché sur le level design un peu plus rétro et un peu plus complexe sur Quake et sur Thief: The Dark Project. Plus récemment j’ai été repéré par 3D Realms et je travaille sur WRATH: Aeon of Ruin en tant que level designer.
NoFrag : Qu’est-ce qui t’as poussé à t’orienter vers la création de maps au départ ? Tu es totalement autodidacte ? Raconte un peu l’évolution du mapping dans ta vie ?
skacky : J’ai toujours été passionné de création, en fait. Je m’amusais déjà avec mes LEGO quand j’étais gosse et quand j’ai vu que je pouvais faire la même chose pour mes jeux préférés ça a été la révélation. J’ai aussi une certaine aisance avec la représentation en 3D et ce sans être matheux du tout. Comme une écrasante majorité de gens, mes premières maps étaient vraiment pourries. Puis petit à petit je suis devenu meilleur. Je suis à 70% autodidacte je dirais. J’ai suivi pas mal de tutoriels, pour Half-Life notamment, mais la plupart de mes connaissances ont été acquises par l’observation d’autres maps, que ce soit en jeu ou dans un éditeur. Je prends beaucoup de plaisir à parcourir les maps des autres et voir ce qui marche ou ne marche pas, c’est pourquoi je distribue systématiquement mes sources depuis quelques années. Comme ça les autres peuvent voir mes méthodes de construction.
Pour ce qui est de l’évolution, j’ai fait beaucoup de maps multijoueurs pendant des années vu que je ne jouais que très peu en solo. Au bout d’un moment le le multijoueur m’a un peu gavé alors j’ai commencé à m’orienter sur le solo et à faire des maps de plus en plus complexes au niveau structurel, qui proposent plusieurs façons différentes d’accomplir un objectif par exemple. Au niveau qualité, je dirais que j’ai atteint un niveau que je considère « bon » depuis 3 ou 4 ans, et ce malgré presque 15 ans d’expérience. Ce qui est intéressant avec le level design c’est qu’on ne cesse de s’améliorer. J’aurais été incapable de réaliser certaines de mes maps récentes il y a quelques années je pense.
NoFrag :Tu dis plus haut t’être penché sur « le level design un peu plus rétro et un peu plus complexe ». Tu peux nous en dire davantage ? À quel moment ça t’as pris et pourquoi ?
Brushes vs Meshes :
Pour résumer très simplement : brushes c’est une façon (héritée du BSP) de découper de la 3D dans le moteur très facilement et rapidement. Des sortes de formes primaires, comme les LEGO, avec lesquelles on peut finalement quasiment tout faire (si on se casse assez la tête). Ils ont été remplacés par les meshes, plus précis mais demandant davantage de travail. Pas forcément recommandé pour des itérations rapides, par exemple lors de jam/test de concept. Dans WRATH c’est du BSP à 80% et du mesh à 20% ( les terrains naturels, les vases qu’on peut casser, etc.).
skacky : Je n’aime pas vraiment le level design moderne, ce que soit dans la mentalité et la technique. Mon choix de passer à ça est survenu vers 2012 quand j’ai fait une overdose d’Half-Life 2 et que j’étais un peu déprimé de devoir placer des meshes partout. Pour ce qui est de la mentalité, le level design moderne est souvent simpliste et dirigiste et prend souvent le joueur pour un imbécile. C’est un peu l’âne et la carotte au bout du bâton. Regarde, c’est ici que tu dois aller ! Je préfère au contraire une approche plus subtile avec plusieurs chemins et plusieurs solutions à un problème, qui sont plus ou moins évidents. Mon style de level design est très ancré dans les années 90 et est globalement moins rentre-dedans que ce qu’on peut trouver dans des jeux récents. Si vous avez joué à Dishonored ou Prey, mon style est assez proche vu qu’on est tous issus de la même école de pensée. Je considère d’ailleurs le level design de Dishonored 2 comme étant un pur chef d’œuvre et un vrai retour aux années 90. Pour ce qui est de la technique, je n’aime tout simplement pas les outils de level design depuis environ 2005-2006 car je les trouve trop contraignants et pas adaptés à l’itération rapide. Rien ne vaut des gros brushes pour itérer rapidement, surtout avec les éditeurs récents comme les dernières versions de Radiant ou TrenchBroom pour Quake.
NoFrag : Bien d’accord avec toi pour Dishonored/Prey. Finalement, des jeux solos non « monde ouvert » (les productions du studio Arkanes sont « ouvertes » sans être de véritables mondes ouverts) deviennent de plus en plus rares dans les AAA/AA j’ai l’impression. Tu penses quoi des mondes ouverts et de leur level design ?
NoFrag : Bon tu parles de références dans le domaine des jeux vidéo mais, j’imagine qu’il peut y avoir d’autres influences. L’architecture évidemment, mais peut-être d’autres ? Avant de travailler dans des boîtes, quand tu bossais pour toi, comment te venait la première note ?
skacky : Je suis évidemment un grand fan d’architecture. J’ai un petit faible pour les usines en particulier (hauts-fourneaux, raffineries, centrales nucléaires, usines de charbon, etc., etc.). J’aime également beaucoup le baroque, le rococo, le médiéval européen, l’architecture du moyen-orient ou le moderne épuré et angulaire. Je suis également assez fan de cinéma et c’est assez intéressant comme source d’inspiration pour tout ce qui est mise en scène. Les films noirs des années 40-50 en particulier sont une source d’inspiration inépuisable avec leurs cadrages et leurs jeux de lumières dramatiques. En un peu moins évident, la musique m’aide à me mettre dans une certaine ambiance et dicte parfois implicitement le type d’environnement que je vais créer (si j’écoute du sludge metal poisseux, il y a des chances pour que ma map ait une apparence poisseuse, par exemple). Pour ce qui est de la première note, en général c’est un concept ou une idée qui me vient. J’ai tendance à partir en brainstorming en solo pendant des heures/jours avant de coucher ça sur papier une fois les bases vraiment posées, et de m’y mettre pour de vrai.
NoFrag : Tu parles un peu de cinéma, un peu de musique, mais pas du tout d’art graphique comme la bd/roman graphique ou tout simplement la littérature ?
skacky : ouais je m’inspire parfois de la BD mais c’est plus rare, je suis pas un gros lecteur de BD en fait. De plus le type de BD que je lis c’est en grande majorité de la BD érotique alors pour le level design c’est moyen.
NoFrag : Hey, tu pourrais faire un vagin géant comme dans le film Parle avec elle du réalisateur Pedro Almodovar (image ci-joint à droite) !
skacky : J’en ai déjà fait un dans une des mes maps sur Quake. C’est un easter-egg bien difficile à trouver.
NoFrag : Félicitations ! Du coup ça c’était quand tu bossais de ton côté. Comment en es-tu arrivé à travailler pour des studios ?
skacky : Ça s’est fait tout seul en fait. Pour les deux j’ai d’abord été repéré et j’ai été séduit par les projets qui sortaient des sentiers battus et qui proposaient quelque chose de plus original que le AAA. Je suis d’ailleurs plus attiré par les petites structures que par les grosses, même si j’aimerais beaucoup travailler chez Arkane un de ces jours (je ne me considère pas encore assez bon pour ça). Pour 3D Realms ça tombait bien parce qu’ils cherchaient quelqu’un qui avait une certaine expertise dans le level design sur Quake et ils ont très rapidement aimé mon portfolio.
NoFrag : C’est donc eux qui sont venus te chercher à chaque fois. Comment ça s’est passé avec 3D Realms ? C’est une boite dont tu apprécies le travail (même s’ils ne bossent pas sur le Quake Engine) ?
skacky : Il me semble que pour Streum On c’est eux qui m’ont approché au début, mais c’était il y a 10 ans donc c’est possible que ce soit l’inverse. Pour 3D Realms en revanche c’est bien eux qui m’ont contacté après avoir été recommandé par un ami. Je leur ai présenté mon portfolio avec quelques let’s play de mes maps sur Youtube (par des personnes tierces) et ils ont rapidement accroché. 3D Realms pour moi c’est une boîte légendaire dont l’influence va bien au-delà de Duke Nukem ou Shadow Warrior. Même avec leur réputation écornée après la débâcle qu’était Duke Nukem Forever, j’aurais été stupide de refuser, surtout avec un tel projet. J’étais de plus séduit par Ion Maiden des copains de Voidpoint qui est un pur jeu.
NoFrag : Et tu penses quoi justement de cette « nouvelle vague » de jeux rétros ? Dusk, Amid Evil, Project Warlock ou avant tout ça Brutal Doom ?
skacky : J’aime beaucoup ces nouveaux jeux qui s’inspirent des anciens. Ceci dit ils sont souvent un peu timides et se contentent souvent de transposer un concept déjà existant dans les années 90 et d’en faire une sorte de suite (Amid Evil par exemple c’est clairement Heretic « 2 » avec un peu d’Hexen). Avec WRATH on essaye d’aller un peu plus loin dans le délire et faire comme si on était en 1998. Ça veut pas dire que c’est mauvais pour autant, au contraire c’est des jeux vraiment sympas (surtout Dusk et Amid Evil). Ce qui est bien c’est que ça fédère pas mal de monde et ça peut aussi amener des joueurs plus jeunes vers les papys comme Quake, Doom, Blood ou Duke.
NoFrag : Dusk s’est quand même très bien approprié les concepts de l’époque tout en les poussant beaucoup plus loin ! Ta phrase reste cependant proche de la vérité en ce qui concerne la plupart des autres FPS « rétro ». Avant de rentrer plus en détail sur le level design et ton travail sur WRATH, tu peux nous en dire plus sur comment s’organise l’équipe (il me semble que tu n’es pas le seul mappeur extérieur à l’équipe a avoir été recruté), les conditions, la répartition du travail, etc. ?
NoFrag : En parlant de la démo montrée à la PAX East 2019 (lien ici), à la rédaction, même si le jeu en intéresse certains, on reste unanimes sur la difficulté du jeu. Ça semble bien trop facile !
skacky : C’était joué en facile sur un niveau qui apparaît tôt dans la campagne et qui a été modifié pour l’occasion pour être assez simple. Niveau difficulté le jeu devient de plus en plus difficile et les monstres de plus en plus forts, les petits faisant place aux plus gros qui cognent plus fort et qui ont des abilités plus intéressantes.
NoFrag : Très bien. Passons à la génèse de WRATH. Tu sais comment est venu le projet ? Qui en est à l’origine ? Vous avez un game director ou c’est un rôle qu’endosse Jeremiah ?
skacky : WRATH c’est vraiment le bébé de Jeremiah, c’est son projet depuis des années. Il l’avait commencé dans son coin avant de contacter 3D Realms il y a de ça un an environ. 3D Realms ont bien aimé et ont décidé de lui trouver une véritable équipe de développement. C’est comme ça qu’on s’est tous retrouvés sur ce bateau. Jeremiah c’est clairement le game director, il connaît chaque aspect du jeu sur le bout des doigts et est impliqué dans chaque aspect du jeu.
Pour la répartition du boulot ça dépend, en fait. En règle général on a un level designer par niveau qui va se charger du layout, texturing, éclairage et scripting, puis un autre va venir rajouter des détails par dessus. Jeremiah passe souvent derrière pour rajouter des effets qui pètent.
NoFrag : On a parlé un peu de tes influences, de la vague de FPS rétro, etc. Tu disais plus haut que WRATH essaye d’aller un peu plus loin » comme si on était en 1998″. Tu peux nous en dire plus ?
NoFrag : Combien de niveaux seront disponibles au total ? Ça représentera combien de temps de jeu ?
skacky : Pour l’instant on a 15 niveaux répartis sur 3 hubs. La map de la démo (e1m2) dure en moyenne entre 20 et 40 minutes, et c’est une map assez petite. Je dirais qu’on vise entre 8-9 heures de jeu, ce qui est assez classique pour ce genre.
NoFrag : Et concernant le coop et le multijoueur ?
skacky : Pas d’infos à te donner pour l’instant. En multi il y aura le classique deathmatch mais c’est tout ce que je peux dire.
NoFrag : Revenons à la création des maps ! Tu disais plus haut que WRATH est le bébé de Jeremiah. Où en était le projet lorsque toi et les autres mappeurs l’ont rejoint ? Quels degrés de liberté vous avez lors de la création ?
skacky : Le projet entrait en phase de production quand je l’ai rejoint. La très grande majorité des concepts était bien ancrée et on avait une base très solide. On est globalement assez libres d’interpréter les thèmes des niveaux même si Jeremiah est très impliqué et nous donne des directives très régulièrement, sachant qu’il sait exactement ce qu’il veut. En général on fait une petite session de brainstorm avec lui et d’autres level designers pour poser les bases et une ébauche de layout. Puis on s’y met chacun dans son coin en restant en communication pour pas se perdre en chemin.
NoFrag : WRATH est prévu pour cette année, tu as déjà une idée de ce que tu vas faire après ça ? Vous en parlez entre vous ? Ou de ton côté tu as déjà des idées peut-être ? Au regard de tes précédentes expériences, bosser sur WRATH représente quoi pour toi ?
skacky : Je n’ai pas vraiment d’idée pour être honnête. Je suis heureux chez 3D Realms et s’ils me proposent un autre jeu aussi intéressant que WRATH, c’est clair que j’accepterai. J’ai également toujours été tenté par Arkane Studios. Pour ce qui est de bosser sur WRATH, c’est super intéressant parce que c’est assez proche de ce que je fais déjà sur Quake donc je n’ai quasiment rien eu à apprendre pour m’y mettre. De plus, être payé à faire des maps comme ça c’est le pied.