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Le vent ne passe que par un endroit, une fenêtre est fissurée. Je vois un petit tas de neige devant cette ouverture, sur le rebord, qui obscurcit le bois en fondant doucement. Le reste est sec, froid, mais de façon raisonnable, un froid de maison vide, un froid de cabane en bois entourée de froid déraisonnable. Je ne pense pas que je puisse dormir ici sans feu. Au rez-de-chaussée, il y a un fauteuil dans un coin et deux comptoirs. Derrière le premier il y a un établi. Il a dû servir pour fabriquer des appâts pour la pêche, du fil de fer et une boite pleine de morceaux de plastique y sont posés. En fouillant le reste, je trouve aussi une boite de café, quelques morceaux de bois, des torchons, deux conserves de soupe de tomates, du papier journal et deux gants, dépareillés, mais efficaces. Je trouve aussi de l’essence à briquet. Sur la gauche un escalier monte vers une mezzanine.

L’endroit sent le vieux congélateur, encore en fonction, mais dont le contenu est trop ancien pour être mangé. Dans un coin un poêle me fait de l’œil, semblable à celui de la maison de pêcheur. Ce qu’il incarne l’anime, lui donne des intentions, une volonté, une conscience. Un poêle est une créature qui arrive à être immobile et imprenable, une sorte de fantôme qui déclare qu’il est là. Quand il est ignoré, il se solidifie et hurle, demande. Quand on s’intéresse à lui, il nous évite, essaye de s’échapper. Son ventre est sa partie la plus charnue, au creux de son estomac on peut trouver un peu de chaleur, si on arrive à l’attraper.

[–SUITE–] Je regarde le poêle, qui me regarde. Nous sommes dans cet état entre-deux, où nous savons ce qu’il va se passer, mais où lui seul sait combien de temps ça va prendre. J’hésite à l’allumer avant d’aller visiter le haut. Je n’ai plus froid, mais je veux avoir chaud, transpirer dans mes vêtements, sentir du feu rayonner en moi. Je sais très bien que je peux attendre encore un instant, monter les escaliers, regarder ce qu’il y a, que c’est idiot d’allumer d’abord le feu en bas.

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Je suis idiot. Plus encore, je décide aussi d’utiliser mon essence à briquet. Je ne sais pas si c’est vraiment une envie d’avoir chaud, le besoin de tester mes ressources, comprendre que je peux faire un feu rapidement et de façon sûre, ou si c’est de l’autodestruction, faire n’importe quoi parce que je peux le faire.

C’est ce qui arrive quand personne ne nous regarde, nos actes n’ont plus le poids des autres et perdre la raison devient quelque chose de concret. Ce n’est pas devenir fou, c’est pouvoir faire sans logique, aller contre sa propre conservation à long terme. C’est le moment où on se dit qu’on pourrait frapper cette personne qui nous parle, se jeter par la fenêtre, ne pas répondre au téléphone alors qu’on attend une nouvelle importante.

J’allume le feu dans le poêle du rez-de-chaussée, du papier journal, du bois que j’arrose d’essence à briquet. Il prend tout de suite. Je reste à le regarder quelques instants. Je décide de chauffer une des conserves de soupe à la tomate, mais je n’ai pas d’ouvre-boîte. Je cherche autour de moi, mais je sais très bien que j’ai déjà tout fouillé. Je n’ai plus qu’à monter.

Je me sens stupide. Chaque marche se moque de moi. Je regarde le poêle illuminé qui m’observe partir sans comprendre pourquoi.

Au sommet des escaliers, il y a contre le mur, assis, la tête penchée sur le côté et les mains réunies autour d’un mug gris, le cadavre gelé d’un homme. Il ne me regarde pas, ses yeux sont fermés. Il a dû mourir de froid dans son sommeil. Il est habillé plus chaudement que moi. Est-ce que le temps dehors peut devenir si mauvais qu’on peut geler, même à l’intérieur ? Est-ce qu’il est vraiment gelé ? Je ne sens rien, pas d’odeur autre que celle du froid et du bois. Quelle température suffit à conserver les cadavres ? Est-ce que les frigos des morgues sont en dessous de zéro ? L’homme devant moi est gelé ou refroidi ? Son sang de la glace ? Sans la machine du corps, aucune façon de maintenir une température élevée, avec le temps… À quelle température la chair gèle ? Il faut un congélateur, je suppose ? Mais c’est l’eau qui gèle non ? Il suffirait qu’il fasse en dessous de zéro. C’est pour ça que les…

Je m’assois et je regarde le sol. Les planches sont polies par les passages. Je caresse le bois, le tissu de mon gant glisse contre la surface lustrée.

Je me relève et visite l’étage. Il y a deux pairs de lits superposés et deux commodes. Je les fouille et découvre deux barres aux céréales, un bonnet que j’enfile sans y penser et un livre, « Survivre à l’extérieur ! ». Je le range dans mon sac, heureux de ma trouvaille. Je ne sais pas s’il va m’apprendre quoi que ce soit, mais ça m’occupera, si mon jeu de cartes finit par m’ennuyer. J’aurai aimé trouver un livre qui s’appelle « 1001 solitaires ».

Au milieu de tout ça, il y a un autre poêle. Je m’assoie sur le lit le plus proche et j’attends. Je sens le poids de mon sac à dos sur mes épaules, sur mon dos. Je sens quelque chose qui me rentre un peu dans l’omoplate. J’étudie la sensation. J’attends encore. Je regarde le sol. La planche grossière qui s’allonge sous mes pieds, vers le…

Je me lève et pose mon sac contre le mur, entre le lit et le poêle. Sur celui-ci il y a une marmite en fonte, vide. Je la prends, descends les escaliers et la pose devant le poêle du rez-de-chaussée. Je regarde le feu quelques instants. Le vent siffle entre les bords du trou de la vitre. Le feu est protégé par la porte du poêle et ne réagit pas, il continue ses milliers de suicides vers le haut, les flammèches qui pourlèchent le métal, le bois, et s’en vont vers le conduit pour finir en fumée, dehors, avalées par tout l’air du monde, microparticules bientôt perdues, assez pour ne plus exister que pour les plus exhaustifs des comptes rendus.

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J’ouvre la porte du poêle et le feu change. Avec un morceau de bois, je fais tomber quelques bûches incandescentes dans la marmite. L’une d’elles tombe au sol. Je la regarde quelques instants avant de la prendre dans mes mains. Je ne sens rien, j’ai deux épaisseurs de gants. Avant de la faire tomber avec le reste, je regarde la peau grise et craquelée du bois, les petites flammes, je sens l’odeur de cendre et j’apprécie le rayonnement. La chute de la bûche a laissé une trace sombre sur le sol. Mes paumes reçoivent beaucoup de chaleur. Je lâche la bûche dans la marmite. Je regarde autour de moi, histoire de voir si je n’ai rien oublié en bas, je vais essayer de limiter mes aller-retour.

Je monte et verse le feu dans l’autre poêle. Je rajoute du journal et tout repart. Je ne suis pas idiot au fond.

Je m’assois. Je ne peux plus ignorer l’homme mort à trois mètres de moi. Je ne sais pas quoi faire. Je m’avance vers lui et remarque qu’il a un sac à dos. Dans la tasse qu’il tient encore entre ses mains, il y a un peu de marc de café. J’ai chaud, mais j’ai faim et j’ai soif. Je pourrais aller faire fondre de l’eau, mais ce que je veux, c’est de la soupe de tomate chaude, et sans moyen de l’ouvrir, je n’y ai pas encore droit. Je pourrais aller explorer les autres cabanes de pêcheurs sur le lac gelé, mais je devrais d’abord regarder dans le sac de cet homme mort. Ce n’est que de la matière organique, rien de vivant, juste une coquille vide et froide. Il faut que je le déplace. J’ai peur qu’un de ses membres ne casse. Mais je me ravise, je ne suis pas dans un film. C’est une statue en papier mâché pleine de sable.

Je m’accroupis, pense à la faim et le pousse sur le côté. Un bruit de frottement et un bruit sourd, la tête contre le sol. Je dis « pardon », pour rire. C’est le premier mot que j’entends depuis que je suis là. Je suppose que c’est adéquat. Ma voix est normale, je la reconnais. Je voudrais l’entendre encore, mais je sais bien que les gens qui se parlent à eux même sont fous. Je sais bien que je ne suis pas fou, mais je ne veux pas tenter le diable. Peut-être que c’est d’abord en faisant semblant qu’on le devient.

Encore un peu d’effort et j’ai accès au sac à dos. À l’intérieur, je trouve du papier journal et une hachette. Elle est encore bien aiguisée. Je suis content de ma découverte. Je teste son poids dans mes mains. J’enlève mes gants noircis par la bûche précédente. Je l’essaye contre une commode à côté. Je regrette tout de suite mon geste, comme si j’étais en train de détruire les meubles de l’homme qui vivait encore ici, comme si j’étais un invité malpoli, ignorant des règles de la bienséance ordinaire. Ne pas donner de coup de hache dans les meubles de nos hôtes. Ne pas fouiller dans les sacs de nos hôtes. Ne pas déplacer le corps froid de nos hôtes.

J’essaye de remettre l’homme mort dans sa position initiale, mais il ne veut pas retourner assis, il préfère avoir le front collé au plancher. Je regarde autour de moi et enlève la couverture d’un des lits. Je la plie en huit et l’utilise pour le caler. Des calories dépensées pour rien, des calories dépensées pour une activité indispensable.

Satisfait, je retourne devant le poêle. En m’y reprenant à plusieurs fois, je parviens à ouvrir la boîte de soupe à la tomate et je la pose sur la surface brûlante. Je teste de temps en temps la température avec mon petit doigt et j’en profite pour touiller un petit peu. Bientôt, c’est idéal. Je m’assois et mange la soupe en prenant la boite avec ma main encore gantée. Je fais attention à ne pas me brûler avec la conserve chaude.

Je me sens mieux.

J’écoute le vent dehors qui rentre en sifflant par la petite fente du rez-de-chaussée. Je pense à ce qui me reste. Je ne pense à rien. Je regarde le plafond en buvant ma soupe. Je la sens qui passe par mon œsophage. La bouche entrouverte, ma respiration glisse sur ma bouche et s’échappe, chaude, entre mes poils de barbe, entre mes narines. Mon cœur bat dans mes lèvres inertes et je finis ma soupe.
Je ne sais pas quelle heure il est et je ne sais pas ce que je dois faire. Ne pas regarder à droite.

Je fixe le poêle. Je rajoute un peu de bois. Il ne me reste presque plus rien. Je devrais aller en chercher. Je pourrais utiliser la hachette, mais avec le peu de nourriture avalée, je préfère éviter les efforts inutiles. Je devrais d’abord fouiller le reste des cabanes de pêcheurs. Il y a peut-être d’autres choses utiles à l’intérieur.
Je décide d’attendre un peu en lisant le livre que j’ai trouvé.

The Long Dark est sur Steam et il vient de sortir d’Early Access.

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