Les bureaux de la rédaction sont, comme d’habitude, vides à cette heure-ci : il doit être quatorze ou quinze heures et la journée de travail des grands journalistes que nous sommes est terminée depuis bien longtemps. Toutefois, quelque chose attire mon attention. Un doux et vague chuchotement, un murmure dont les mots, répétés en boucle, restent indistincts. Mécaniquement, presque contre ma volonté, je me dirige vers la source du son, qui résonne de plus en plus dans mon crâne alors que je m’approche du bureau de notre rédacteur en chef. Cela provient visiblement du tiroir des jeux à tester, vers lequel je tends une main tremblante. Celui-ci est rempli d’objets infects et purulents – d’infâmes simulateurs abscons et des jeux de promenade dont le sens m’échappe – que j’écarte sans attendre pour enfin tomber sur l’artefact qui m’appelle de tout son cœur : il s’agit d’un jeu d’horreur et d’enquête dans l’univers de H.P. Lovecraft, The Sinking City, du studio ukrainien Frogwares, fondé par des expatriés français. Sa boite vibre dans mes mains au moment où je l’ouvre et, soudain, un hurlement retenti dans ma tête, les paroles deviennent alors limpides : « FAUT FAIRE LE TEST DE CE JEU ON EST EN RETARD DE TROIS SEMAINES ». J’ai juste le temps de reconnaître la voix de notre rédac’ chef avant de sombrer dans le néant.
La cité hallucinée
La ville, son histoire et ses habitants composent l’aspect le plus réussi de The Sinking City. L’ambiance générale retranscrit avec satisfaction celle générée par les récits de Lovecraft et on ressent un certain malaise à arpenter ces rues couvertes de créatures et de flore marines laissées là par l’Inondation, à rencontrer des personnages laids, fous, mesquins et cachant tous de sombres secrets, à voir des nécessiteux en guenilles s’affronter pour une boite de conserve rouillée. Rien ne semble à sa place et la puanteur et la crasse poursuivent notre détective à chaque instant. J’ai aussi retrouvé dans The Sinking City une certaine angoisse en rapport avec les fonds marins et ce qui les habite, appréhension que l’on retrouve aussi dans l’oeuvre du reclus de Providence et que je partage moi-même. Malheureusement, si les développeurs ont donc réussi à comprendre et à rendre hommage à leur source d’inspiration, tout le reste du jeu oscille entre le médiocre et l’horrible.
L’affaire Charles Windfield Reed
À la différence des jeux Sherlock Holmes (aussi développés par Frogware), il n’y a aucune déduction à faire soi-même, tout est cousu de fil blanc et il est impossible de passer à côté d’un indice et de se tromper sur les conclusions de votre enquête. Seul un choix moral se résumant souvent à épargner ou à condamner un suspect viendra sanctionner vos découvertes. Même ainsi, l’impact de vos décisions reste minime sur la suite de l’intrigue, se limitant à quelques courriers reçus dans la chambre d’hôtel du héros. L’aspect investigation du jeu est extrêmement limité et linéaire et donc complètement inintéressant. Malgré tout, on y trouve quelques bonnes idées qu’on espère voir exploitées à nouveau dans des jeux moins ratés : les lieux de missions n’apparaissent pas automatiquement sur la carte et doivent être marquées à la main par le joueur en utilisant les indices trouvés et il faudra parfois effectuer des recherche dans les archives du journal local, dans les rapports de police ou à la bibliothèque pour avancer.
The Sinking City propose aussi des affrontements à la troisième personne. Je ne vais pas y passer trois heures : les combats sont désespérément, incurablement, profondément mauvais. Aucune sensation de tir, level design et gameplay tordu permettant d’exploiter la stupidité abyssale des monstres, les munitions sont rares mais ce fait est compensé par le crafting instantané, bref l’ensemble est, pardonnez-moi l’expression, nul à chier. D’ailleurs, on dirait que cet aspect a été intégré au forceps dans le jeu tellement il est cassé. Par exemple, certains quartiers de la ville sont barricadés à cause de l’infestation de monstres mais pas de problème, il vous suffit de grimper sur une caisse ou de bloquer les créatures contre une barrière pour devenir intouchable et les buter à distance… ou à coups de pelle. Absurde pour un jeu qui nous met face à des monstruosités ancestrales implacables sensées reléguer les humains au rang d’insectes.
L’abomination d’Oakmont
La technique pathétique arrive régulièrement à gâcher l’ambiance glauque et malsaine en affichant des scènes hilarantes de n’importe quoi, comme ces deux balayeurs publics apparus à un mètre de mon personnage en entamant une danse synchronisée avec leurs balais ou ce pêcheur, émergeant du néant, assis en plein air et pris dans une boucle de chutes infinie dans la mer. Pour être honnête, on a l’impression que Frogware s’est perdu lors du développement et a voulu trop en faire. Alors que les développeurs auraient pu capitaliser sur les qualités de l’atmosphère poisseuse du titre et proposer un jeu d’ambiance horrifique modeste mais réussi, leur ambition de mélanger monde ouvert, enquête et jeu de tir semble s’être heurtée au mur de la réalité. En l’état, l’aventure principale, longue d’une vingtaine d’heures, devient rapidement pénible à suivre, nous poussant à conclure le récit au plus vite pour mettre fin au calvaire.
The Stinking City
Malgré une ambiance réussie et une certaine compréhension de l’oeuvre de Lovecraft, The Sinking City se plante sur à peu près tout ce qu’il entreprend : investigations sans déduction, combats risibles et monde ouvert raté et inepte… Il est impossible de le conseiller à d’autres personnes qu’aux fanatiques hardcore du reclus de Providence qui pourront éventuellement prendre plaisir à chercher les références aux écrits du maître.
The Sinking City est disponible sur Epic Game Store et sur consoles pour le prix de 48,99€, soit environ neuf exemplaires du Mythe de Cthulhu de H.P. Lovecraft.