Les bureaux de la rédaction sont, comme d’habitude, vides à cette heure-ci : il doit être quatorze ou quinze heures et la journée de travail des grands journalistes que nous sommes est terminée depuis bien longtemps. Toutefois, quelque chose attire mon attention. Un doux et vague chuchotement, un murmure dont les mots, répétés en boucle, restent indistincts. Mécaniquement, presque contre ma volonté, je me dirige vers la source du son, qui résonne de plus en plus dans mon crâne alors que je m’approche du bureau de notre rédacteur en chef. Cela provient visiblement du tiroir des jeux à tester, vers lequel je tends une main tremblante. Celui-ci est rempli d’objets infects et purulents – d’infâmes simulateurs abscons et des jeux de promenade dont le sens m’échappe – que j’écarte sans attendre pour enfin tomber sur l’artefact qui m’appelle de tout son cœur : il s’agit d’un jeu d’horreur et d’enquête dans l’univers de H.P. Lovecraft, The Sinking City, du studio ukrainien Frogwares, fondé par des expatriés français. Sa boite vibre dans mes mains au moment où je l’ouvre et, soudain, un hurlement retenti dans ma tête, les paroles deviennent alors limpides : « FAUT FAIRE LE TEST DE CE JEU ON EST EN RETARD DE TROIS SEMAINES ». J’ai juste le temps de reconnaître la voix de notre rédac’ chef avant de sombrer dans le néant.

La cité hallucinée

The Sinking City 1Les ténèbres des profondeurs marines, un géant endormi sur le point de se réveiller et une ville engloutie par les mers : ce sont les visions qui assaillent de plus en plus souvent Charles Reed, détective privé et ancien de la Marine. En effet, depuis la guerre et son sauvetage sur une île perdue, Charles possède des pouvoirs extra-sensoriels, qui finissent par le pousser à se rendre à Oakmont, une ville du Massachusetts présente dans ses hallucinations ésotériques. Autant vous le dire tout de suite, vous pouvez garder votre réservation pour la Baule cet été car Oakmont n’est pas une destination de voyage idéale. Celle que j’ai baptisée la Venise du Massachusetts a subi une inondation massive, submergeant la moitié de ses rues et laissant sur les bâtiments des traces de son passage. Les habitants ont eux aussi été touché par la catastrophe et la ville a sombré dans la pauvreté, la dépression et la folie. Par-dessus le marché, une foule de réfugiés à l’apparence icthyenne en provenance d’Innsmouth – une ville maudite bien connue des amateurs de Lovecraft – s’est amarrée à Oakmont et devient la cible facile de tout ce qui ne va pas pour les indigènes, rajoutant une couche de racisme au-dessus de l’insanité ambiante. Dans sa quête de vérité, Charles rencontrera des membres de grandes familles dégénérés, des gangsters patibulaires, des marins souffreteux, des gourous désaxés, des cultistes possédés, des monstruosités tentaculaires, bref tout le bataclan habituel pour ce qui est inspiré des histoires du taré de Providence.

La ville, son histoire et ses habitants composent l’aspect le plus réussi de The Sinking City. L’ambiance générale retranscrit avec satisfaction celle générée par les récits de Lovecraft et on ressent un certain malaise à arpenter ces rues couvertes de créatures et de flore marines laissées là par l’Inondation, à rencontrer des personnages laids, fous, mesquins et cachant tous de sombres secrets, à voir des nécessiteux en guenilles s’affronter pour une boite de conserve rouillée. Rien ne semble à sa place et la puanteur et la crasse poursuivent notre détective à chaque instant. J’ai aussi retrouvé dans The Sinking City une certaine angoisse en rapport avec les fonds marins et ce qui les habite, appréhension que l’on retrouve aussi dans l’oeuvre du reclus de Providence et que je partage moi-même. Malheureusement, si les développeurs ont donc réussi à comprendre et à rendre hommage à leur source d’inspiration, tout le reste du jeu oscille entre le médiocre et l’horrible.

L’affaire Charles Windfield Reed

The Sinking City 12Si The Sinking City se présente sous la forme d’un monde ouvert, il est toutefois, de par la nature de son héros, avant tout un jeu d’investigation. Les chapitres de l’histoire sont découpés en « Affaires » qu’il faudra résoudre afin d’avancer dans le récit. Il y a également une tripotée d’enquêtes secondaires à remplir, vous permettant de connaître un peu plus en profondeur les habitants, leur vie à Oakmont et, aussi, de refaire votre stock de munitions ou de débloquer quelques costumes pour Charles. Les enquêtes se déroulent systématiquement de la même façon : il faut interroger le commanditaire, se rendre sur le lieu du crime, trouver toutes les preuves et les indices disposés ça et là, ce qui débloque une vision psychique des événements que l’on doit assembler dans le bon ordre et qui apporte un élément de réponse pour les conclusions de l’enquête. Un système de palais mental vous permet ensuite de lier les indices récoltés entre eux afin de mettre tout ça au clair.

À la différence des jeux Sherlock Holmes (aussi développés par Frogware), il n’y a aucune déduction à faire soi-même, tout est cousu de fil blanc et il est impossible de passer à côté d’un indice et de se tromper sur les conclusions de votre enquête. Seul un choix moral se résumant souvent à épargner ou à condamner un suspect viendra sanctionner vos découvertes. Même ainsi, l’impact de vos décisions reste minime sur la suite de l’intrigue, se limitant à quelques courriers reçus dans la chambre d’hôtel du héros. L’aspect investigation du jeu est extrêmement limité et linéaire et donc complètement inintéressant. Malgré tout, on y trouve quelques bonnes idées qu’on espère voir exploitées à nouveau dans des jeux moins ratés : les lieux de missions n’apparaissent pas automatiquement sur la carte et doivent être marquées à la main par le joueur en utilisant les indices trouvés et il faudra parfois effectuer des recherche dans les archives du journal local, dans les rapports de police ou à la bibliothèque pour avancer.

The Sinking City propose aussi des affrontements à la troisième personne. Je ne vais pas y passer trois heures : les combats sont désespérément, incurablement, profondément mauvais. Aucune sensation de tir, level design et gameplay tordu permettant d’exploiter la stupidité abyssale des monstres, les munitions sont rares mais ce fait est compensé par le crafting instantané, bref l’ensemble est, pardonnez-moi l’expression, nul à chier. D’ailleurs, on dirait que cet aspect a été intégré au forceps dans le jeu tellement il est cassé. Par exemple, certains quartiers de la ville sont barricadés à cause de l’infestation de monstres mais pas de problème, il vous suffit de grimper sur une caisse ou de bloquer les créatures contre une barrière pour devenir intouchable et les buter à distance… ou à coups de pelle. Absurde pour un jeu qui nous met face à des monstruosités ancestrales implacables sensées reléguer les humains au rang d’insectes.

L’abomination d’Oakmont

The Sinking City 3The Sinking City est donc un jeu d’enquête médiocre et un très mauvais jeu de tir mais l’horreur véritable, le mal indicible et insupportable qui le ronge de l’intérieur ne se trouve pas là. C’est le côté technique qui vient planter les clous sur son cercueil déjà vermoulu : brouillard constant empêchant de voir à plus d’une trentaine de mètre, structures surgissant devant nous lorsqu’on avance, apparition spontanée de foules à quelques mètres du protagoniste, déplacements erratiques des personnages qui se bloquent régulièrement dans le décor, animations identiques et synchronisées des PNJ, ennemis se téléportant dans des zones inatteignables comme le toit des bâtiments, murs invisibles empêchant l’escalade et la progression, ralentissements fréquents du framerate dans les zones les plus denses, possibilités d’attaquer les ennemis à travers les obstacles, etc. Du jamais vu depuis la PS2.

La technique pathétique arrive régulièrement à gâcher l’ambiance glauque et malsaine en affichant des scènes hilarantes de n’importe quoi, comme ces deux balayeurs publics apparus à un mètre de mon personnage en entamant une danse synchronisée avec leurs balais ou ce pêcheur, émergeant du néant, assis en plein air et pris dans une boucle de chutes infinie dans la mer. Pour être honnête, on a l’impression que Frogware s’est perdu lors du développement et a voulu trop en faire. Alors que les développeurs auraient pu capitaliser sur les qualités de l’atmosphère poisseuse du titre et proposer un jeu d’ambiance horrifique modeste mais réussi, leur ambition de mélanger monde ouvert, enquête et jeu de tir semble s’être heurtée au mur de la réalité. En l’état, l’aventure principale, longue d’une vingtaine d’heures, devient rapidement pénible à suivre, nous poussant à conclure le récit au plus vite pour mettre fin au calvaire.

The Stinking City

Malgré une ambiance réussie et une certaine compréhension de l’oeuvre de Lovecraft, The Sinking City se plante sur à peu près tout ce qu’il entreprend : investigations sans déduction, combats risibles et monde ouvert raté et inepte… Il est impossible de le conseiller à d’autres personnes qu’aux fanatiques hardcore du reclus de Providence qui pourront éventuellement prendre plaisir à chercher les références aux écrits du maître.

 

The Sinking City est disponible sur Epic Game Store et sur consoles pour le prix de 48,99€, soit environ neuf exemplaires du Mythe de Cthulhu de H.P. Lovecraft.

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7 Commentaires


  1. En rapport avec l’univers de l’écrivain, le récent film « Cold Skin » de Xavier Gens est très réussi, une excellente adaptation (une des meilleures?)

  2. T’aurais pu dire dès le début que c’était que sur l’Epic Game Store…

    Mais merci pour ce test en tout cas !

  3. Un jour vos prières seront entendues: vous l’aurez votre bon FPS dans l’univers Lovecraftien !

  4. Dommage. Je l’attendais. C’est pas encore pour tout de suite le véritable descendant de Dark corner of the earth.

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