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La semaine dernière, un talentueux joueur d’Overwatch tentait de prouver que le Elo Hell n’existait pas en se faisant classer bronze, puis en remontant jusqu’au rang master en l’espace de six heures. Si sa démonstration par l’exemple en a convaincu certains, d’autres restent sceptiques. Dans cet article, je tente d’expliquer ce qu’est le Elo Hell, pourquoi il existe, pourquoi nous nous trompons sur sa nature et comment nous en extraire :

Qu’entend-on par Elo Hell ?

« Le classement Elo est un système d’évaluation du niveau de capacités relatif d’un joueur d’échecs, de jeu de go, ou d’autres jeux à deux joueurs. Plus généralement, il peut servir à comparer deux joueurs d’une partie, et est utilisé par de nombreux jeux en ligne. Tout joueur qui participe à ce type de compétition peut se voir attribuer un classement provisoire, classement qui sera amené à évoluer en fonction de ses performances.» – Wikipedia

Pour augmenter mon score Elo, il me suffit de battre d’autres joueurs. Plus leur score Elo est élevé, plus le mien augmentera. Inversement si je perds.

Pour les jeux en équipe, c’est bien plus compliqué… Chaque développeur conçoit sa propre recette en prenant en compte le résultat du match, mais aussi les performances individuelles du joueur : nombre de frags, soins prodigués, dégâts encaissés, etc. Avec certains systèmes de classement, même si mon équipe gagne, mon score peut diminuer si j’ai mal joué. Les développeurs préfèrent garder ces détails confidentiels afin d’éviter des débats interminables sur la légitimité du système et pour empêcher les joueurs d’exploiter le mécanisme de classement.

Selon la définition généralement acceptée, le Elo Hell est un intervalle du classement duquel il est impossible de s’extraire, car les joueurs médiocres y sont tellement nombreux que malgré toutes nos tentatives pour gagner, il y aura toujours un troll ou un joueur quittant au beau milieu de la partie pour ruiner nos efforts. Le Elo Hell ne touche évidemment que ceux qui jouent en solo queue – autrement dit, ceux qui jouent avec des inconnus. Les personnes qui jouent en premade, en formant une équipe avec leurs amis avant de lancer le jeu, ne connaissent pas le Elo Hell.

Lorsque je rejoins une partie d’Overwatch en solo queue, je me retrouve mêlé avec cinq inconnus, ce qui me donne cinq chances de tomber sur un troll. Mais dans l’équipe adverse, il y a six inconnus, donc six trolls potentiels, un de plus que dans mon équipe. La théorie du Elo Hell se basant sur l’existence de trolls ou de joueurs particulièrement mauvais ne tient donc pas la route. Quel autre phénomène pourrait expliquer que je sois emprisonné dans cet Elo Hell ?

Mon petit Enfer personnel

Avant tout, il faut bien distinguer mon skill réel de mon score Elo. Pour expliquer la façon dont mon score ELO va évoluer, je vais prendre un exemple en me basant sur plusieurs hypothèses choisies arbitrairement :

Imaginons un titre se jouant en 6 vs 6. Dans ce jeu, le système de classement et le matchmaking font bien leurs boulots et m’assignent des coéquipiers dont le skill réel est égal à mon score Elo plus ou moins 5%. Pour simplifier, nous supposons qu’il est possible de déterminer l’équipe gagnante en additionnant les skills des joueurs de chaque équipe.

A présent, imaginons que mon skill réel soit de 2000. Si le jeu m’attribue un score Elo de 2000, je me retrouverais avec cinq joueurs ayant des skills réels compris entre 1800 et 2200. Au pire, je jouerais avec cinq joueurs ayant un score de 1800 et mon équipe aura donc un skill total de : 5×1800 (mes coéquipiers) + 2000 (moi) = 11000. Et au maximum, mon équipe aura un skill total de 5×2200 + 2000 = 13000. Du côté adverse, l’équipe aura un skill minimum de 6×1800 = 10800 et un skill maximal de 6×2200 = 13200. Mettons tout ça dans un tableau, puis sous forme graphique afin de voir comment évoluent les skills minimum et maximum des deux équipes en fonction du score Elo qui m’a été attribué :

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La zone bleue indique l’intervalle dans lequel évolue le skill total de mon équipe. La zone rouge correspond à l’adversaire. Si le skill mini de mon équipe est supérieur au skill max de l’ennemi, je suis assuré de gagner. C’est le cas à partir du moment où le jeu m’attribue un score Elo de 1291. Grâce à mon skill réel de 2000, je rox tellement que je parviens à compenser la médiocrité de mes coéquipiers. A contrario, si le jeu m’attribue un score Elo de 4445, alors le score max de mon équipe sera toujours inférieur au score mini d’adversaire, car mes coéquipiers ne parviendront jamais à compenser mon petit skill de 2000.

Il s’agit d’approximations basées sur des hypothèses arbitraires. La réalité est beaucoup plus complexe, mais ce modèle simplifié permet de comprendre comment mon score va évoluer : si je foire mes matchs de classement et que je me retrouve classé bien en dessous de mon niveau réel, je vais facilement gagner mes premiers matchs jusqu’à atteindre une zone d’équilibre dans laquelle je resterai bloqué tant que mon skill n’évoluera pas. Dans mon exemple, cette zone se situe entre 1291 et 4445. Cet intervalle, c’est mon Elo Hell. Mais du point de vue d’un PGM plus doué, cette zone est une promenade de santé dans laquelle il va se balader jusqu’à atteindre un score bien plus élevé. Si je lui dis que je suis piégé dans un Elo Hell m’empêchant de grimper au-dessus de 4445, il me rira au nez et me prouvera l’inverse, tel le cyber-athlète dont je parlais en introduction.

D’un point de vue mathématique, je n’explique pas l’existence d’un Elo Hell, car chacun se trouve cloisonné dans une zone correspondant à son skill réel.

Pourtant le Elo Hell existe, je l’ai rencontré !

Reste que beaucoup de joueurs ont l’impression d’être trop souvent pénalisés par leurs coéquipiers. Ils sont convaincus de ne pas réussir à monter dans le classement alors qu’ils jouent mieux que le reste de leur équipe. Ce sentiment est bien réel et s’explique par plusieurs biais cognitifs :

« Un biais cognitif est un mécanisme de la pensée, cause de déviation du jugement. Le terme biais fait référence à une déviation systématique par rapport à la réalité. L’étude des biais cognitifs fait l’objet de nombreux travaux en psychologie cognitive, en psychologie sociale et plus généralement dans les sciences cognitives[…] Certains de ces biais peuvent en fait être efficaces dans un milieu naturel tel que ceux qui ont hébergé l’évolution humaine, permettant une évaluation ou une action plus performante ; tandis qu’ils se révèlent inadaptés à un milieu artificiel moderne. » – Wikipedia

Le premier biais cognitif est lié à l’appréciation de nos propres compétences. Selon l’effet Dunning-Krueger, les personnes peu compétentes ont tendance à surévaluer leurs capacités. Les effets sont multiples :

  • L’incapacité à reconnaître son manque de compétence : « je suis un bon joueur, je devrais être mieux classé ! »
  • L’incapacité à reconnaître les compétences de ceux qui les possèdent vraiment : « la façon dont ce PGM bouge n’a rien d’exceptionnelle, je peux en faire autant ! »

Par corollaire, les personnes les plus compétentes ne se rendent pas compte de la difficulté des tâches qu’elles savent effectuer. Quand, sur mon lieu de travail, j’ai l’impression de bosser mieux que les autres et que je ne comprends pas pourquoi certains collègues sont incapables de faire des tâches très simples, c’est parce que je subis l’effet Dunning-Krueger.

C’est la même chose dans les jeux vidéo : je pense être un excellent sniper ? Peut-être qu’en examinant mes stats, je constaterai qu’elles n’ont rien d’exceptionnelles. A contrario, j’ai du mal à comprendre pas pourquoi mes coéquipiers sont incapables de changer de classe pour s’adapter à la situation. Mais peut-être ai-je oublié le temps et les efforts qu’il m’a fallu avant de connaître toutes les forces et les faiblesses des personnages ? En somme, l’effet Dunning-Krueger explique pourquoi je pense posséder un skill plus élevé que mon score Elo, et pourquoi je m’énerve sur mes coéquipiers qui ne comprennent pas certains aspects du jeu dont ma maîtrise m’a fait oublier la complexité.

Le second biais dont il est question a pour effet d’obscurcir notre jugement lorsqu’il est nécessaire de comprendre la victoire ou la défaite. Il s’agit du biais d’autocomplaisance:

« La notion de biais d’auto-complaisance désigne la tendance des gens à attribuer la causalité de leur réussite à leurs qualités propres (causes internes) et leurs échecs à des facteurs ne dépendant pas d’eux (causes externes), afin de maintenir positive leur image de soi. » – Wikipedia

Si mon équipe a gagné, c’est parce que je l’ai carry. Si elle a perdu, c’est parce que mes coéquipiers ne voulaient pas changer de classe, qu’un troll faisait n’importe quoi ou que sais-je encore !

Enfin, le biais de négativité fait que nous sommes d’avantage marqués par les expériences négatives que par les positives. Comme tous les biais cognitifs, celui-ci nous vient de l’évolution : pour survivre dans la nature, il est généralement plus important de se souvenir des plantes empoisonnées qui nous ont rendus malade que de celles comestibles. Mais dans notre société moderne, ce biais me donne surtout l’impression de toujours choisir la file d’attente la plus lente au supermarché, ou que le matchmaking me fait chaque fois tomber dans l’équipe remplie de trolls.

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En somme :

  • Dans les domaines où j’ai des lacunes, je surestime mes compétences
  • Dans les domaines que je maitrise, je sous-estime la difficulté des tâches que suis capable d’accomplir et je ne comprends pas pourquoi mes coéquipiers sont incapables d’en faire autant
  • Quand je gagne, je m’attribue la victoire
  • Quand nous perdons, je rejette la faute sur mes coéquipiers
  • Je me souviens d’avantage des matchs où je me suis fait massacrer, que de ceux où j’ai roulé sur l’équipe adverse

Comment sortir du Elo Hell ?

Tous ces biais nous font croire que nous évoluons au sein de joueurs médiocres nous empêchant de progresser dans le classement Elo. Peut-être que cet Elo Hell existe vraiment, mais il s’agit avant tout d’une construction mentale causée par des biais cognitifs. Et la seule façon de s’extraire d’une construction mentale, c’est d’en concevoir une autre, ce que j’espère être parvenu à faire en rédigeant cet article.

Si vous essayez d’en faire autant, de comprendre que le Elo Hell n’existe que dans votre tête, peut-être serez vous alors moins enclin à vous énerver et à critiquer la façon de jouer de vos coéquipiers ce qui ne fait généralement qu’empirer la situation en poussant le reste de l’équipe à baisser les bras où à adopter des comportements toxiques. Et ça… Ça pourrait bien vous permettre de passer en ligue supérieure !

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